Il est difficile d’imaginer, il y a 13 000 ans, qu’un énorme glacier recouvre toute la Gaspésie. À la suite d’un réchauffement climatique, cette masse se met à fondre graduellement. Quatre mille ans plus tard, la péninsule se libère du poids des glaces pour ensuite émerger des eaux. Les premiers arbustes et essences d’arbre apparaissent dans ce décor. Le gibier s’amène à son tour.
Puis, les premiers groupes humains suivent à la trace ce précieux garde-manger. Au fil des siècles, ces groupes humains s’identifient au peuple Mi’gmaq, connu comme le « peuple de la mer ». Les Mi’qmaq s’enracinent dans les régions maritimes, dont la Gaspésie, qu’ils nomment « Gespe’gewa’gi », signifiant « bout des terres », « fin du monde ». Chaque lieu est nommé, chaque cours d’eau porte un toponyme mi’gmaq transmis de génération en génération par la tradition orale.
Le XVIe siècle marque une époque de découvertes et de grandes explorations. Les puissances européennes du temps souhaitent s’enrichir en annexant des territoires. Elles sont à la recherche d’une route maritime menant aux richesses de l’Orient. C’est dans ce contexte que l’explorateur Jacques Cartier reçoit la mission de trouver une route navigable menant à ces contrées lointaines, mais en vain. À l’été 1534, nous le retrouvons dans les eaux de la péninsule. Il longe la baie des Chaleurs pour ensuite rebrousser chemin vers l’ouest. Cartier et son équipage effectuent la rencontre du peuple Mi’gmaq à Tracadigash, aujourd’hui Carleton-sur-Mer.
Au retour, la flotte se réfugie dans la baie de Gaspé. À cet endroit, Cartier fait planter une imposante croix de bois qui symbolise la prise de possession du territoire au nom de François 1er, roi de France. Le tout sous le regard d’Iroquoiens qui ne comprennent pas la portée de ce geste.
Septembre 1759. Québec, capitale de la Nouvelle-France, tombe aux mains des Britanniques lors de la bataille des plaines d’Abraham. Au printemps 1760, des secours s’organisent du côté français pour reprendre la ville. C’est trop peu, trop tard. Les renforts français tardent à arriver, de sorte que les autorités britanniques parviennent à renforcer la protection de la ville fortifiée. Devant cette impasse, la flotte de secours française se réfugie dans la rivière Ristigouche, au fond de la baie des Chaleurs. Elle y rejoint un groupe de 1 000 Acadiens, qui sont parvenus à échapper à la déportation en fondant un village de réfugiés appelé Petite-Rochelle.
Toute chose finit par se savoir. En juillet 1760, les Britanniques apprennent la présence des Français sur la Ristigouche. Une bataille s’en suit opposant les troupes britanniques et françaises et leurs alliés acadiens et mi’gmaq. C’est là que le sort de la Nouvelle-France s’est scellé.
Après la Conquête de 1760, la Gaspésie se transforme en une mosaïque culturelle unique dans tout le Québec de l’époque. Les Mi’gmaq, présents sur le territoire depuis des temps immémoriaux, voient leur territoire ancestral être fréquenté par des peuples venant d’ici et d’ailleurs, à commencer par les Basques. La victoire des Britanniques provoque l’avènement de peuples anglophones et de confession protestante tels que les Anglais, les Écossais, les Irlandais, les Anglo-Normands et les Loyalistes qui, eux, arrivent au lendemain de la Guerre d’Indépendance américaine.
Entre-temps, les réfugiés acadiens fuyant la Déportation s’installent dans la Baie-des-Chaleurs en différentes vagues de migration. Quant aux Canadiens-français, ils reprennent l’habitude de venir pêcher dans les eaux gaspésiennes et s’installent en permanence sur le territoire. Enfin, des Irlandais de confession catholique et des Belges s’ajoutent à cette courte-pointe culturelle pour en faire une région ouverte sur le monde.
La Conquête britannique de 1760 entraîne l’arrivée de populations anglophones sur le territoire gaspésien. Rapidement, les eaux poissonneuses de la péninsule sont convoitées par des entrepreneurs provenant des îles anglo-normandes. Parmi eux, un certain Charles Robin, origine de Jersey, se démarque en faisant de Paspébiac le siège social de son empire commercial basé sur la pêche à la morue.
Au fil des ans, la célèbre Charles Robin & Cie fait ses premiers pas dans le commerce des pêches. Diverses installations et des magasins généraux surgissent tout le long de la côte gaspésienne. L’entreprise expédie de la morue salée-séchée partout en Europe et dans les Antilles. Exploiteur pour certains, grand développeur pour d’autres, l’empire Robin, qui repose sur un système de crédit et d’endettement, conditionne l’évolution de la Gaspésie pendant près de 150 ans.
Entre 1860 et 1866, Gaspé est décrété port franc. Tous les navires provenant d’Europe et des États-Unis doivent s’enregistrer au port de Gaspé où se trouve un bureau de douane. Les navires s’y arrêtent pour s’approvisionner ou encore pour charger les cales de marchandises de toutes sortes en partance pour les marchés étrangers. Le port franc insuffle un dynamisme et une activité commerciale sans pareil dans la péninsule. Ce trafic maritime procure du travail à de nombreux Gaspésiens.
Gaspé devient une plaque tournante incontournable, au point où nous assistons à l’ouverture de consulats étrangers destinés à veiller aux intérêts économiques des pays concernés. Apparaissent donc dans le paysage de Gaspé 11 consulats, dont ceux des États-Unis, de l’Italie, du Brésil, du Portugal, de l’Espagne, de la France et de la Norvège.
La Haute-Gaspésie est un pays dans le pays. C’est celle que les anciens appelaient le «Malbord» pour son relief et sa nature plus sauvage. Ses paysages, qui ont été sculptés il y a des millénaires, rendent la péninsule unique. Que dire de ses habitants, véritables porteurs de traditions. En 1918, l’anthropologue Marius Barbeau sillonne les routes de la Haute-Gaspésie pour y enregistrer la voix des chanteurs et des conteurs traditionnels.
Il capte également l’attention de la Gaspésienne Carmen Roy, fille spirituelle de Barbeau et anthropologue de renommée internationale. Elle devient la gardienne du patrimoine vivant de la Gaspésie en consignant de nombreux trésors: chansons traditionnelles, contes, remèdes d’antan, toponymes, origines du nom des villages, etc. En 1952, elle complète son doctorat à l’Université de Paris intitulé Littérature orale de la Gaspésie. Comment oublier la première poétesse du Québec Blanche Lamontagne et le docteur écrivain Jacques Ferron, qui s’abreuvent de cette Haute-Gaspésie à travers leurs œuvres.
Au début des années 1930, la crise économique fait des ravages considérables. Le chômage bouleverse les sociétés. Des populations entières cherchent à éviter la misère et la famine. Un retour à la terre s’offre comme solution. En Gaspésie, des terres situées dans l’arrière-pays sont offertes pour presque rien. S’armant de patience et de résilience, des colons défrichent des terres de roches pour se forger un nouvel avenir. Avec la décennie 1960, un vent de changement souffle sur le Québec, qui fait son entrée dans la modernité. Une ère de réformes bouleverse toutes les sphères de la société. C’est la Révolution tranquille.
Dans ce contexte, le gouvernement a des plans pour la Gaspésie afin de réduire les retards socioéconomiques. Pour permettre aux régions d’atteindre le niveau de vie des villes, les recommandations du Bureau d’Aménagement de l’Est du Québec sont appliquées. Parmi celles-ci figure la fermeture d’une dizaine de villages de l’arrière-pays gaspésien, jugés non rentables, au cours des années 1970. Des mouvements de résistance populaires s’organisent.
Jusqu’au milieu du 19e siècle, la route, en Gaspésie, c’est la mer! Les barques et goélettes s’arrêtent de villages en villages, transportant marchandises et nouvelles de toutes sortes. Les navires à vapeur prennent le relais, permettant aux riches bourgeois des villes de découvrir cette région pittoresque qu’est la Gaspésie. L’avènement du chemin de fer au tournant des années 1890 rend la région plus accessible et renforce notre lien avec le monde. Puis, le début du 20e siècle propulse la voiture sur les routes.
En juillet 1929, le boulevard Perron, qui ceinture toute la péninsule, est inaugurée. Le mythique tour de la Gaspésie devient réalité. Le gouvernement du Québec profite de l’engouement en faisant imprimer 500 000 cartes postales de la Gaspésie! Les premiers fascicules touristiques sont distribués à des dizaines de milliers d’exemplaires. La Gaspésie devient ainsi l’une des premières régions touristiques de tout le Québec. Aujourd’hui, la péninsule est reconnue comme un itinéraire remarquable selon le National Geographic.
La Gaspésie représente un terreau fertile pour de nombreux musiciens d’origine gaspésienne. Les noms de Paul Daraîche, Laurence Jalbert, Kevin Parent, Patrice Michaud, Les Sœurs Boulay, Viviane Audet et Klô Pelgag sont le reflet d’une péninsule dynamique et inspirante, qui nourrit la scène culturelle québécoise.
Celle qui a ouvert la voie est sans doute Mary Travers, dite La Bolduc. Née à Newport, son père est Irlandais, sa mère est Canadienne-française. La jeune Mary se passionne très tôt pour la musique folklorique. Nous la retrouvons souvent sur la scène durant les veillées et les mariages du village. En 1907, âgée de 13 ans, elle part pour Montréal et devient ménagère. En 1928, elle est remarquée lors d’une veillée de musiciens au Monument National. Elle fait sensation. En décembre 1929, elle endisque son premier album. Chez Archambault, rue Sainte-Catherine, 10 000 albums trouvent preneur en 30 jours! La Bolduc devient la chanteuse la plus populaire du Québec.
En 1956 s’ouvre le Centre d’art de Percé sous l’initiative de l’artiste multidisciplinaire Suzanne Guité. Cet endroit fait de Percé pendant un quart de siècle un lieu de création incontournable au Québec. Pour que le projet prenne vie, une ancienne grange de la compagnie Robin est restaurée. À l’intérieur, nous y retrouvons un petit théâtre, une galerie d’art, un cinéma, des ateliers de peinture, de ballet, de modelage et de sculpture. Le Centre d’art devient un carrefour de création unique, un lieu de rencontres inestimables où bon nombre d’artistes québécois se produisent. C’est l’époque des boîtes à chansons qui débute.
Des artistes québécois de renom montent sur les planches de ce haut-lieu culturel pour ne nommer que Félix Leclerc, Jean-Pierre Ferland, Raymond Lévesque, Pauline Julien, Claude Léveillé et Gilles Vigneault. Un certain Gaston Miron s’y arrête pour visiter son amie Suzanne. Le Centre d’art ferme ses portes en 1981 à la suite du décès de Suzanne Guité. Il inspirera et influencera la génération d’artistes qui suivra.
Dans les années 1960, la jeunesse du monde entier se fait contestataire et revendicatrice. Elle a soif de droits et de liberté. La jeunesse québécoise joint ce mouvement. À l’été 1969, elle se donne rendez-vous à Percé, lieu mythique au décor plus grand que nature. Cet été-là, une auberge de jeunesse ouvre ses portes au cœur du village, où le tourisme américain et l’affichage en anglais s’imposent. Les frères Paul et Jacques Rose et leur ami Francis Simard, tous trois futurs membres de la cellule Chénier du Front de Libération du Québec, inaugurent la Maison du pêcheur en accueillant étudiants et chômeurs.
Les autorités de Percé considèrent cette clientèle comme un élément nuisible au commerce et à l’économie de Percé. La Maison du pêcheur est arrosée à coup de boyaux d’incendie, puis fermée. À l’automne 1970, la cellule Chénier procède à l’enlèvement du ministre Pierre Laporte. Le Québec est alors projeté dans une crise sociale et politique connue sous le nom de crise d’Octobre.
Au printemps 1981, le gouvernement québécois interdit la pêche au saumon avec des filets. Pour la communauté mi’gmaq de Listuguj, ce décret bouleverse leur mode de vie ancestral. Des pêcheurs mi’gmaq décident donc de braver cette interdiction. Le gouvernement lance aussitôt un ultimatum au chef Mi’gmaq: les filets doivent être retirés dans 24 heures. Devant l’impasse, la menace est mise à exécution. Le 11 juin 1981, plus de 500 policiers de la Sûreté du Québec, provenant de l’escouade anti-émeute, et des agents de la conservation de la Faune prennent d’assaut la communauté. Les filets sont confisqués et détruits sur place. Une douzaine de pêcheurs sont arrêtés. Ils sont mis à l’amende et voient leur liberté surveillée pendant un an. Les pouvoir du Conseil de bande sont suspendus.
En juin 1982, le gouvernement fait marche arrière et suspend les restrictions. Cet événement aura contribué à éveiller le combat des autochtones pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux.
Au début des années 1990, le taux de chômage en Gaspésie dépasse par moment les 25%. Les prestations d’aide sociale atteignent des sommets. L’économie gaspésienne, qui repose essentiellement sur des piliers traditionnels que sont les pêches, la forêt et les mines, connaît de sérieuses difficultés. Les ressources naturelles, si précieuses à la Gaspésie, s’épuisent. Les guerres de clocher sont pratiques courantes. La jeunesse s’exile vers les grands centres. Devant une telle situation, des organismes régionaux se regroupent pour éveiller et mobiliser la population.
Le 26 mai 1991, à l’aréna de Chandler, nous assistons au Ralliement gaspésien-madelinot. Plus de 8 000 personnes s’y donnent rendez-vous pour entendre artistes et acteurs régionaux clamer leur attachement pour la Gaspésie. Un manifeste est lu sur place. Trente ans plus tard, cet événement a permis une prise de conscience qui changera à jamais la destinée de la région sur les plans de la concertation et du développement régional.
Contrairement à ce que l’on peut penser, il n’existe pas une, mais plutôt plusieurs Gaspésie. Grande comme un pays, la Gaspésie se démarque par son relief et son climat qui varie d’un lieu à l’autre. La Baie-des-Chaleurs par son relief plat et fertile; la pointe par ses paysages escarpés sculptés par la mer; la côte par son décor reposant entre mer et falaises; la vallée, pays de plateaux et de rivières. Au sein de ces pays gaspésiens se trouvent des origines et des accents qui font la beauté des lieux. Les églises catholiques ainsi que les nombreux petits lieux de culte protestants témoignent également de cette diversité.
Le patrimoine bâti et la façon d’occuper le territoire dévoilent aussi une région où le savoir-faire varie d’un endroit à l’autre. Ce qui nous rejoint parmi tous ces signes distinctifs, c’est notre identité, notre appartenance et notre attachement profond pour cette Gaspésie unique.